L’hybridation semble avoir fait irruption dans nos vies personnelles comme professionnelles. Nos voitures, nos villes, nos bureaux, nos façons de travailler, nos parcours éducatifs, nos compétences s’affublent de ce qualificatif, qui traduit une véritable transformation de nos façons de nous déplacer, de nous développer, de travailler et de vivre.  Le monde moderne s’hybride, alors que, comme le fait remarquer Gabrielle Halpen, l’hybride a été jusqu’ici le grand refoulé de l’histoire de la pensée occidentale, à la recherche de modèles purs et dominants, voire radicaux et parfois totalitaires, que ce soit dans l’éducation, la religion, la politique, l’organisation sociale…

Hybridation : de quoi parle-t-on ?

Reprenons Gabrielle Halpen qui définit l’hybridation comme tout ce qui n’entre pas dans nos cases, ou plutôt comme le mariage improbable de deux ou plusieurs cases.

« L’hybridation, ce n’est ni la fusion, ni la juxtaposition, ni l’assimilation ou l’annihilation de l’autre, mais la métamorphose de chacun. Elle n’est possible que si chacun accepte de sortir de son identité pour faire un pas vers l’autre »

Ce concept n’est pas sans rappeler la notion de dialogie, chère à Edgar Morin et de sa pensée complexe (complexus = tisser ensemble), qui consiste à prendre en compte simultanément deux pôles traditionnellement opposés. Selon Morin, il est possible de sortir par le haut de ces paradoxes, en rendant la mise en opposition de deux logiques opposées comme potentiellement créatrice d’un état transcendant. Prenons par exemple dans le monde du sport la création d’une cohésion collective à partir de talents individuels pour développer des équipes performantes. Ou encore, en économie, le nouveau statut d’entreprise à mission, qui reconnait à la fois la nécessité de générer du profit et de l’impact sociétal. Plus poétiquement, la nostalgie est un état issu du « bonheur d’être triste » (Victor Hugo). Quelle belle hybridation créatrice !

L’hybridation se rapproche également de la notion de métissage, ou encore de créolisation, qui, selon Edouard Glissant, s’applique à tout processus qui crée de nouveaux langages et codes culturels à partir de plusieurs cultures en contact.

Elle est une invitation à la diversité, à la tolérance, à l’humilité et à l’humanisme dans notre capacité à rencontrer l’autre. Comme le souligne Gabrielle Halpen : « accepter l’hybridation, c’est reconnaître que l’on est imparfait, Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui nous augmenteront, mais nous-mêmes, en ayant le courage de nous métamorphoser au contact de l’altérité. Aimer « son prochain », – celui qui est proche de soi -, est facile ; aimer ce qui est étranger est plus difficile ; or, c’est précisément en cela que consiste l’idée de s’hybrider ! ».

L’hybridation dans le monde du travail

Le monde du travail s’est emparé de ces références, d’une façon que la crise sanitaire a rendu à nouveau visible, en (re)posant, au-delà de la simple question du mélange de travail distanciel et présentiel, la question de l’invention de nouveaux modes d’organisation du travail.

Mais ce mouvement n’est pas nouveau et il prend des formes très variées.

Pour générer de la souplesse dans des structures cloisonnées et fonctionnant en silo, de nombreuses entreprises ont déjà mis en place des organisations dites hybrides, comme les task-forces, des équipes projets ou encore des communautés de pratiques, qui réunissent ponctuellement des profils et des compétences différentes, au-delà des métiers et des frontières, pour créer de la transversalité ou mener une action qu’aucune partie, prise isolément, n’aurait pu réaliser.

L’hybridation concerne également depuis longtemps les compétences. Formalisé par David Guest en 1991 avant d’être popularisé par le CEO de IDEO Tim Brown, le concept de profil en T est plus que jamais d’actualité. La barre verticale du T représente l’expertise propre au métier de la personne, la barre horizontale symbolisant sa capacité à comprendre les sujets transversaux et à collaborer avec des personnes de ces spécialités. Aujourd’hui, de nombreux parcours de formation proposent des doubles filières technico-commercial, ingénieurs-business, juristes-managers, ou encore étudiants-entrepreneurs pour mettre sur le marché ces profils hybrides, très courtisés.

Le développement plus récent des tiers-lieux correspond également à ce mouvement de mélange des genres, au travers desquels des activités, des publics, des usages différents se côtoient et se fertilisent, et favorisent la sérendipité, le décloisonnement et l’innovation. Le travail ne sera plus autant attaché à un lieu (le bureau) mais pourra prendre la forme d’un flux d’activités réparties entre le domicile, des tiers lieux, des sites d’entreprises aussi ouverts à d’autres, le siège social, des halls de gare, des espaces extérieurs…

L’hybridation se retrouve même à l’échelle de métiers (voir à ce sujet l’excellent ouvrage d’Audrey Chapot qui fait « l’éloge des métiers hybrides »). Déjà les formules de fonctions multi-employeurs permettent à des profils experts de travailler pour plusieurs entreprises (DRH, directeur financier, juriste à temps partagé). Demain, le nombre de slashers, c’est-à-dire de personnes qui exercent des activités avec des statuts différents (salariés, indépendants, bénévoles…) et dans des activités différentes (cadres en entreprises, auto-entrepreneur la journée, artiste le soir, agriculteur ou bénévole dans une association le week-end…) ne cessera d’augmenter.

L’hybridation, le management et le défi du « ET »

Les organisations du travail hybrides et/ou qui favorisent l’hybridation génèrent des tensions créatrices, des confrontations inventives, des synergies créatrices de valeur. Elles libèrent les énergies, ouvrent la voie à des combinaisons nouvelles, voire improbables, favorables à une meilleure mise en mouvement, capacité d’adaptation et d’innovation dans à un contexte qu’on sait de plus en plus imprévisible et évolutif.

Amener l’hybridation au sein des organisations est donc un enjeu de performance.

Mais ce n’est pour autant pas si simple. Car il faut concrètement, et c’est le rôle du management et des systèmes de management, relever le défi du ET. Il s’agit d’instaurer du ET à la place du OU dans les situations de management : considérer l’être humain dans sa globalité, au travers de sa vie personnelle ET professionnelle, imaginer des organisations qui favorisent l’autonomie ET le contrôle, penser global ET local, relier le court terme ET le long terme, articuler le présentiel ET le distanciel, le virtuel ET le réel…

Si ce n’est pas si évident, c’est que ces évolutions transgressent un système, un ordre et des pratiques bien établies. Celles des chaînes de commandement, des organisations stables et lisibles, des décisions pensées comme des arbitrages…

Dans un paradoxe qui n’est en fait qu’apparent, opérer cette mutation nécessite avant tout d’être solide sur ses fondamentaux et ses points d’appuis. Que ce soient ses points de personnalités et ses compétences pour un individu, son histoire, son identité, ses valeurs, ses savoir-faire stratégiques et son sens des priorités pour une organisation. La mise en œuvre d’une « vie hybride », d’un mode de management qui favorise l’hybride exige ce travail sur ce que l’on est, ce que l’on sait et ce que l’on veut vraiment. Fort de ces quelques certitudes, qui expriment la profonde singularité de l’organisation, il est possible d’évoluer sereinement vers un mode qui sera à l’aise dans l’incertitude et l’émergent.

La volonté d’hybridation constitue donc une belle invitation pour les personnes à réfléchir à leur singularité, et une superbe opportunité pour les organisations d’affirmer leur raison d’être et de repenser les grandes lignes de leur mode de fonctionnement.

Pas un modèle « pur », mais un modèle tout de même

L’ère de l’hybridation annonce la fin de la recherche de modèles « purs » qui ont pris la forme de systèmes éducatifs, politiques, religieux, sociaux, mais aussi de systèmes de management d’entreprise… normatifs et souvent encore dominants. Pour autant les nouveaux systèmes de management hybrides constituent aussi des modèles, au sens où ils ont leur propre cohérence, où ils s’appuient sur des principes directeurs, des cadres de référence. Mais des modèles propres à chaque organisation et garant de leur propre évolution.

Ainsi, le défi des organisations qui veulent développer leur dimension hybride, ce n’est pas uniquement de multiplier des modalités qui favorisent ponctuellement l’hybridation. C’est aussi et surtout de développer une pensée systémique, à l’échelle de l’entreprise, une pensée notamment capable de dire la façon d’y exercer le pouvoir et d’y développer le savoir et l’apprentissage, Car il s’agit pour ces modèles hybrides de mieux répondre à au moins trois des grands défis de l’époque qui se posent aux organisations : offrir un espace de travail où les collaborateurs trouvent leur épanouissement et les raisons de leur engagement, assurer le développement des connaissances clés et opérer de façon continue les transformations et les mutations qu’exige un monde un constante évolution.

L’hybridation est un des leviers pour relever ces trois défis. Aux organisations, et à leurs dirigeants, de concevoir les systèmes de management et les modèles originaux capables de l’accueillir et qui lui permettent d’y prospérer.

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Ce texte largement inspiré d’un article du même auteur, Thierry Picq : « Bienvenue dans l’ère de l’hybridation », publié dans la Harvard Business Review, le 18/11/2021 : https://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2021/11/40928-bienvenue-dans-lere-de-lhybridation/

HALPEN G. (2020) Tous Centaures : éloge de l’hybridation, Ed du Pommier

MORIN E. (2014) Introduction à la pensée complexe, Ed du seuil

GLISSANT E. (1997) Traité du Tout-Monde (Poétique IV), Gallimard https://www.ft.com/content/61a9b2cf-c9d1-4aac-aeef-0669c31d651d

BROWN T (2019) L’esprit design, 2nd édition, Pearson France

CHAPOT A (2020) Eloge des métiers hybrides, Book Edition.com

Cet article exprime un point de vue. Il est surtout une invitation à en initier d’autres, en prolongement ou en rebond par rapport à cette esquisse. Les réactions et commentaires sont donc les bienvenus…

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