La dimension volatile, complexe, incertaine et imprévisible (VUCA) du monde d’aujourd’hui requestionne l’intérêt pour une organisation de se doter d’un projet stratégique. Ce monde d’incertitude et de complexité vaut pour toutes les entreprises (ou pour toute autre forme d’organisation : administration publique, association…), quelle que soit leur taille. Parce que toute structure, aussi petite soit-elle, est inscrite dans un environnement qui, même s’il n’est pas le monde, est dépendant de la marche du monde. Dépendant de l’économie, du climat, de la politique et du géopolitique, du social, de la technologie, du sanitaire… Un monde qui, pour une majorité d’entreprises, est aussi concurrentiel, c’est-à-dire qu’à l’incertitude généralisée il faut ajouter celle qui provient du jeu des compétiteurs.

La crise sanitaire n’a fait que renforcer cette idée qu’il ne sert peut-être pas à grand chose de penser le futur, si on n’en maîtrise si peu de paramètres. Ainsi, l’art de diriger, après avoir été longtemps celui d’anticiper et de prévoir, se concentre aujourd’hui sur les postures d’adaptation, de réaction rapide, d’agilité, d’apprentissage et de résilience.

Et ce sont là des qualités essentielles, que rien ne doit mettre en cause et qu’il faut cultiver car les pratiques associées sont elles-mêmes bien loin d’être abouties. Mais pourquoi opposer l’agilité à la projection stratégique de l’entreprise dans le futur, aussi incertain soit-il ? Pourquoi ne pas considérer que, dans le paysage de demain, celui d’après la crise (et d’avant la prochaine), l’acteur qui aura en main un projet stratégique sera plus armé que les autres ? Pour les dirigeants qui partagent cette croyance, plus l’incertitude est grande, plus il est important d’avoir une volonté forte, qui porte à un certain horizon de temps, afin de ne pas être uniquement dans l’adaptation et la réaction. Il s’agit moins de prévoir que de vouloir. Et cette volonté ne pourra s’inscrire efficacement dans une réalité aussi tumultueuse, que si elle est éclairée, fondée. Et plus encore, si elle être portée, incarnée. Ce n’est alors pas juste une vision, mais le fruit d’une pensée, d’un travail. Une pensée de l’entreprise et de son devenir. Une pensée qui exprime une volonté.

D’ailleurs, nombre de dirigeants ne s’y trompent pas et continuent, malgré l’incertitude croissante du monde, à engager des exercices d’élaboration d’un projet stratégique. Si cet exercice, longtemps associé à une approche planificatrice, existe toujours, c’est bien qu’il a en lui-même de profondes vertus. Revenons-y un instant et retrouvons ce qui en fait sa singularité et son inaltérable actualité.

Le projet stratégique : le Tout et le Temps

Cet exercice est en effet le seul à penser l’entreprise (ou toute autre forme d’institution : l’hôpital, l’administration, l’association, …) à la fois dans sa totalité et dans le temps. Et le faire autour d’une question ouverte : « Que voulons-nous devenir ? ».Que l’on mesure un instant le défi intellectuel, cognitif, que cela représente : penser l’entreprise dans sa totalité, dans son environnement, dans le temps, et de façon ouverte quant à l’issue de la réflexion.

Cela implique tout d’abord de se doter d’une représentation capable d’intégrer une pluralité de dimensions : humaine, technique, économique, productive, organisationnelle, managériale, sociale, commerciale, logistique … Puis de mettre cette représentation en rapport avec une compréhension du monde environnant, celui-là même dont on a dit toute l’incertitude qui le caractérise (les marchés, les clients ou bénéficiaires, les technologies, les réglementations, …). Et d’ajouter à cela la capacité à se projeter à quelques années, quand des milliers de chercheurs et les plus gros ordinateurs de la planète peinent à nous dire le temps qu’il fera lundi prochain.

Il y a régulièrement dans la vie d’une organisation des questions hautement stratégiques qui surviennent, se posent et qui sont à instruire, comme s’interroger sur une fusion, sur le choix irréversible d’une technologie, ou sur un investissement colossal. Ce sont là des questions éminemment stratégiques, dont les conclusions embarqueront l’entreprise dans son ensemble. Mais, au contraire de l’élaboration d’un projet stratégique d’entreprise, la réflexion initiale est cadrée, circonscrite et elle est finalisée. La réflexion est autrement plus complexe lorsque le champ est ouvert et lorsque l’objet de la réflexion est l’entreprise elle-même, sans questionnement ciblé a priori.

L’exercice d’élaboration d’un projet stratégique est donc bien le seul qui ambitionne d’appréhender l’entreprise dans la totalité de ses dimensions, dans le temps et de façon pleinement ouverte. Mais quelle valeur peut avoir ou conserver cet exercice si singulier dans un monde devenu aussi incertain ?

Nous avons déjà évoqué le premier des deux principaux types d’apports. En renonçant à une ambition prévisionnelle et planificatrice, l’entreprise et ses dirigeants réaffirment une dimension volontariste. L’absence de certitude réhausse la place, la force et le pouvoir de la volonté. Une volonté qui n’est ni caprice ni simple vision. Une volonté construite, robuste, forgée sur et par un travail où la raison a sa place, même si l’incertitude domine et si la vérité devient relative.

Le second type d’apport de l’exercice de formulation stratégique c’est, presque paradoxalement, de nourrir et de renforcer la capacité d’adaptation, d’agilité. Car le fait d’avoir une ambition, une pensée construite qui dépasse la simple vision, et ce à un certain horizon de temps, offre des repères précieux pour s’adapter aux aléas (des aléas qui ne sont pas que des menaces, mais aussi des opportunités en puissance). Et surtout par une adaptation qui sait alors conserver une forme de cohérence d’ensemble, celle-là même que la formulation stratégique aura su élaborer, car seul exercice à porter sur le Tout de l’entreprise. L’exercice ponctuel, périodique (tous les 3 à 5 ans selon les organisations) renforce la faculté d’une agilité qui est alors elle-même élevée à un rang stratégique. C’est ce que le PDG du Groupe OCP, Mostafa Terrab, appelle « strategizing et organizing », une articulation entre une agilité de la pensée et celle du mouvement. Car pour être agile, il ne suffit pas de ne pas être rigide. L’agilité de la girouette lui permet d’indiquer fidèlement le sens du vent, aussi changeant soit-il, mais elle n’est ne lui permet pas de se mouvoir avec efficacité et cohérence sur un terrain plein de surprises.

L’exercice stratégique d’entreprise, loin d’être est un des vestiges d’un monde relativement prévisible, peut être l’un des leviers essentiels à une capacité stratégique renforcée et couplée à une fonction d’agilité, dans le monde que l’on connaît. C’est-à-dire un monde fait, non seulement d’incertitude, mais aussi de crises.

Mais pour accéder à ces vertus, on comprend aisément qu’il faille prendre la mesure de la difficulté de l’exercice. Un exercice qui appelle un cadre méthodologique sérieux, rigoureux, capable de prendre en compte une donne qui a bien changé depuis l’époque des matrices stratégiques et autres outils classiques. Et contrairement à ce que l’on enseigne encore dans certaines écoles, il n’y a pas une unique façon de procéder. L’élaboration d’un projet stratégique peut suivre des voies et prendre des formes très variées. Et aboutir à des résultats eux-mêmes de nature et de qualité très différentes. Chacun connaît des entreprises, des équipes dirigeantes qui ont su faire de l’art de la réflexion stratégique un puissant levier de leur réussite. Mais cette réalité ne doit pas en occulter une autre, celle de ces rapports sur papier glacé que personne ne lira vraiment et surtout dont ne découlera aucune forme d’action véritable. Il y a entre ces deux extrêmes toute une panoplie de situations intermédiaires.

Ainsi, juste après la réaffirmation des apports d’une réflexion stratégique menée à l’échelle de l’entreprise, dans un monde pourtant de plus en plus incertain, voilà que s’esquisse un nouvel enjeu. Celui de la méthode, de l’importance du « comment on s’y prend ? ». Car si l’exercice stratégique reste essentiel, le nouvel état du monde l’invite à profondément se réinventer. Offrant à l’intelligence collective et à ses méthodes l’un de ses plus beaux champs d’action, car seule l’intelligence collective est en mesure de doter la formulation stratégique de cette force de volonté que l’on évoquait plus haut. Par une incarnation et un portage qui dépassent la seule équipe dirigeante. Mais c’est là une autre histoire…

Cet article exprime un point de vue. Il est surtout une invitation à en initier d’autres, en prolongement ou en rebond par rapport à cette esquisse. Les réactions et commentaires sont donc les bienvenus…

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