En sciences de gestion on s’accordera aisément sur une définition simple de la performance, considérée comme « l’atteinte d’un objectif préalablement défini ». Il en découle que le niveau de performance est fonction du degré d’atteinte de cet objectif. On peut alors distinguer, d’une part l’efficacité, qui est une mesure du niveau d’atteinte de l’objectif prévu et, d’autre part, l’efficience, qui prend en compte les ressources qui ont été nécessaires à l’atteinte de ce but. Dans tous les cas, il s’agit d’une approche finalisée de la performance, reposant sur des objectifs prédéfinis. Cette approche engendre de nombreux processus de gestion au service d’un pilotage téléologique, c’est-à-dire focalisé sur la cible, sur l’atteinte du but. C’est par exemple le cas des méthodes traditionnelles de gestion de projets, qui visent à mesurer, à chaque étape du projet, l’écart par rapport aux objectifs définis initialement dans le cahier des charges. Toute mesure d’un écart défavorable entraîne des actions correctrices. La performance se résume alors à l’atteinte du but défini dans les conditions initialement prévues, garantie par des processus de gestion permettant l’atteinte de ce but.

Cette axiomatique de la performance peut sembler réductrice et simpliste, et elle l’est ! Toutefois son influence est considérable, en premier lieu dans les entreprises, où le mode de pilotage téléologique est fortement ancré dans les représentations des dirigeants, des managers et dans les nombreux outils de gestion à leur disposition.

En prenant appui sur son expérience japonaise du design, de l’industrie et des métiers d’art, Pierre Lévy nous propose un autre angle de vue sur la performance qui bouscule littéralement l’approche classique en y introduisant la notion d’irrégularité et en revendiquant même la nécessité d’une imperfection. Le poète japonais Soetsu Yanagi (1992) décrit la perfection comme une fermeture, puisqu’il n’y a plus rien à changer. Elle est statique, achevée, conçue définitivement, sans horizon de transformation possible. C’est la fin de l’histoire, la fin de la liberté, l’achèvement à jamais. À elle s’oppose l’imperfection, qui invite au changement et le permet. L’imperfection ouvre une possibilité de transformation et exprime une forme de liberté. En cela elle va constituer une voie vers l’innovation. « L’amour de l’irrégulier est le signe d’une quête fondamentale de liberté » (Yanagi, 1992, p. 40). Yanagi considère que la « beauté vraie » (i.e. la performance en langage gestionnaire) se situe dans une totalité non-dualistique entre la perfection et l’imperfection. Il suggère que la beauté émerge de ce qu’il appelle l’irrégularité, lorsque l’imperfection s’identifie à la perfection et qu’il « demeure quelque chose d’inexpliqué » (Yanagi, 2013). Une telle irrégularité peut être l’expression du geste, celui de l’artisan d’art par exemple, mais aussi celle de l’outil.

Hamada Shōji, grand céramiste japonais devenu « Trésor national vivant » en 1955, avait un four capable de contenir environ dix mille pots. Quand il lui a été demandé le besoin d’un tel four, il a répondu qu’il serait en mesure de contrôler complément un four de plus petite taille, qu’il en serait alors le maître et le contrôleur. Avec ce grand four, le « pouvoir individuel » diminue si bien qu’il ne peut pas maîtriser le four, et que ce qu’on appelle le « pouvoir au-delà » est nécessaire pour obtenir une bonne pièce (Yanagi, 2013). Il veut travailler avec la grâce venant de ce « pouvoir au-delà », et non dans la fermeture d’une perfection associée à une parfaite maîtrise.

Cette idée d’irrégularité, et son lien à la beauté et à l’éthique, se retrouve également dans le travail d’Akira Minagawa, designer textile japonais. Ce dernier pousse la broderie industrielle aux limites de ses capacités mécaniques au point de fabriquer des imperfections implanifiables, inattendues, des irrégularités qui deviennent source d’une beauté unique et poétique. « Je veux que le tissu transmette la sensation que j’expérimente moi-même lorsque je fais des croquis. Les motifs brodés que je crée n’utilisent pas seulement le fil pour coudre le motif, ils réalisent un relief en trois dimensions par chevauchement des points de couture les uns sur les autres, perçant le tissu aléatoirement tout en restant fidèle à la lumière et à l’ombre de mon ébauche originale. Cette façon de faire de la broderie sans règle fixe donne la sensation de lignes dessinées à la main » (in Lévy, 2022).

Chez Minagawa, comme chez Hamada, c’est le couple designer-outil qui rend possible cette irrégularité, avec un artisan qui s’inscrit à la fois dans une tradition d’art (céramique ou textile) et d’ingénierie industrielle. En créant les conditions d’une « non maîtrise », des imperfections de qualité inattendues surgissent, là où la maîtrise aurait signifié un appauvrissement de certaines possibilités,

En revenant dans le monde des organisations et de leur management, Il y a là matière à interroger et à réviser l’approche classique de la performance et de la recherche de perfection. C’est une invitation à se défier de la seule quête de conformité à un résultat prévu, car elle est une réduction et un appauvrissement de la réalité et de ce qu’elle contient de possibilités, de surprises, d’émergence et d’innovations. Une organisation qui s’ouvrirait à cette forme imperfection (qui n’a rien à voir avec la non-qualité) pourrait engendrer des surprises et s’en emparer, les concevoir comme des richesses et comme des performances nouvelles. Peut-être est-ce là le type même de performance clé dans un monde en constante évolution et avec tant d’incertitudes.

Il est vrai, et c’est heureux, que la notion de performance s’est déjà élargie dans les entreprises à des intérêts multiples (les parties-prenantes, par-delà la maximisation du seul intérêt des actionnaires). De fait, la mesure de performance mobilise des critères de plus en plus variés dans le cadre des entreprises à mission, de la RSE, de la comptabilité verte… Mais cet élargissement des perspectives et des évaluateurs ne change pas pour autant le paradigme de la perfection sous-jacent à l’approche classique de la performance. Si on n’y est pas vigilant, il y a là le risque de simplement créer d’autres formes de perfection, plus sociales, plus responsables et plus durables. Et de continuer à se priver de toute la richesse, de tout le potentiel de création de valeur associé à la dualité perfection / imperfection. Cette autre approche du management et du pilotage inviterait plutôt à voir dans l’atteinte de l’objectif un moyen permettant d’aller au-delà de l’objectif lui-même, quitte à ne pas l’atteindre dans la mesure et la façon initialement prévues.

 

Auteur : Gilles Garel, professeur titulaire de la chaire de gestion de l’innovation au Conservatoire national des arts et métiers

Ce texte est issu d’une discussion avec Pascal Croset à Marseille le 22 mai 2022. Il s’inspire très largement de la leçon inaugurale, « Le moment du design », du Professeur Pierre Lévy, titulaire de la Chaire de Design Jean Prouvé du Conservatoire national des arts et métiers.

Bibliographie

Lévy, P., Deckers, E., & Restrepo, M. C. (2012). When Movement Invites to Experience: A Kansei Design Exploration on Senses’ Qualities. Proceedings of the International Conference on Kansei Engineering and Emotion Research, KEER 2012, 366‑372.

Lévy, P. (2022). Le moment du design, Lecture inaugurale de la Chaire de Design Jean Prouvé. Conservatoire national des arts et métiers, Paris, 22 mai.

Yanagi, S. (1992). Artisan et inconnu : Perception de la beauté dans l’esthétique japonaise (M. Bellaigue, Trad.), Langues Et Mondes L’asiathèque.

Yanagi, S. (2013). The Responsibility Of The Craftsman: And Mystery Of Beauty. Literary Licensing, LLC.

Cet article exprime un point de vue. Il est surtout une invitation à en initier d’autres, en prolongement ou en rebond par rapport à cette esquisse. Les réactions et commentaires sont donc les bienvenus…

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