Mostafa Terrab est depuis 2006 le PDG de la plus grande entreprise du Maroc, leader mondial de son secteur (différents secteurs en fait, attachés à l’extraction et la valorisation du phosphate, notamment en engrais). La transformation qu’il a opérée est l’une des plus édifiantes, dans ses résultats, mais surtout dans ses modalités, qui empruntent, pour faire très court, à l’intelligence collective. Tellement édifiante que c’est devenu un cas stratégique étudié à Harvard et l’objet d’articles scientifiques et d’ouvrages.

Voilà plus de dix ans que nous avons fait la connaissance de Mostafa Terrab et eu le privilège de l’accompagner sur différents sujets. Assez pour que cette rencontre ne soit pas que celle d’un homme, mais aussi celle d’une aventure managériale au long cours. De celles qui peuvent inspirer des enseignements ancrés dans la durée et illustrés par des résultats durables.

Cette « rencontre avec… » Mostafa Terrab va prendre deux formes. Celle, « classique » de l’entretien, mettant en avant une idée particulière, issue de la pratique, comme l’essentiel des productions présentes sur ce site. Mais nous allons débuter avec une forme plus singulière, celle où on exprime ce que l’on a personnellement retenu comme enseignement. Ces deux volets d’une même rencontre couvrent les deux aspects du titre de cette publication : le fait d’avoir une pensée du management, et celui d’être mû par une ambition qui appelle des transformations.

(1) « De » Mostafa Terrab

Le plus grec des empereurs romains – Marc-Aurèle – a produit des écrits tout au long de sa vie, rassemblés dans un livre que l’on nomme « Pensées pour moi-même ». Ce livre magnifique et inspirant (on l’y voit chercher les moyens d’appliquer dans sa vie quotidienne les préceptes de la philosophie stoïcienne) débute par un exercice lui-même remarquable. Marc-Aurèle y passe en revue les personnes importantes de sa vie, en précisant ce qu’il a appris de chacune d’elle, une autre manière de dire ce qu’il leur doit. Il commence chaque hommage par « De… ». Cet exercice est humble et habile. Il permet de rendre hommage sans trahir, puisqu’il ne s’agit pas de dire ce que pensent les personnes, mais ce que l’on a retenu d’elles. Au-delà de l’hommage, cela a les vertus de la diffusion et du partage de certaines idées que l’on juge utiles, à soi et au-delà de soi.

C’est exactement dans cet esprit que nous allons, de la façon la plus synthétique possible, exprimer ce que nous avons appris et retenu de Mostafa Terrab. Ce que nous tenons de lui tient à son action et à sa fonction de PDG du Groupe OCP. En effet, beaucoup des enseignements que nous allons reprendre ont déjà été exprimés par d’autres personnes, sous d’autres formes, en d’autres lieux, en d’autres temps. La force d’enseignement qui provient de M. Terrab est liée au fait que ce ne sont pas que des idées émises, mais des pensées qui ont guidé des actes (plus exactement des pensées qui sont en accord avec des actes). Et ce sont des pensées et des actions qui ont été et sont toujours sanctionnées par des résultats clairs, connus, visibles et assez extraordinaires. C’est une chose de dire ce qu’il faudrait théoriquement faire, c’en est une autre de mettre en accord des principes et des actions.

Lorsque l’on s’intéresse à la stratégie, au management, que l’on fait acte de conseil, d’accompagnement auprès d’équipes dirigeantes, ces enseignements provenant d’un grand dirigeant prennent alors une valeur toute particulière. Celle de l’exemple (et non de la règle ou de la vérité) et celle du possible : « oui, il est possible d’être guidé par ces principes, ces pensées ». Alors qu’elles sont clairement marginales, utopiques, iconoclastes voire subversives dans le monde bien réglé des idées en management. Nous nous limitons ici aux principaux enseignements en lien avec le propos de cet ouvrage.

De Mostafa Terrab… nous avons retenu et appris :

  • Le pouvoir de l’intention, lorsqu’elle est le fruit d’un travail sur soi, d’une confrontation avec ses propres actes et leurs résultats. Car c’est dans cette confrontation, et dans les ajustements auxquels elle conduit, que se forge la sincérité de l’intention. Il y a un mot pour cela en arabe : « Nyia ». Il y en a peut-être un en français : « intégrité », mais il faut plusieurs mots pour être au plus près du sens véritable : « la sincérité de l’intention ».
  • Que la complexité est aussi un marqueur de la singularité. Et qu’adresser la complexité d’une entreprise, plutôt que de la nier et de la réduire par des simplifications abusives ou tentantes, c’est révéler une part de ce qui la rend unique. Et y trouver une source de leviers d’une performance durable.
  • Que révéler et valoriser la complexité d’une organisation, est le fruit d’un effort de connaissance et de compréhension qui ne peut venir que d’un effort collectif. Un effort sans fin, à la fois parce que la réalité de l’entreprise ne se laisse jamais totalement saisir, et parce qu’elle est en constante évolution.
  • Qu’une part essentielle de cette connaissance provient d’un regard historique.
  • Que l’entreprise elle-même est un « carrefour de représentations». Elle est à la fois unique et multi-définie. Chacun la définit depuis sa position, et toutes ces définitions sont légitimes. Elles peuvent tout aussi bien s’affronter que s’accorder. C’est l’un des enjeux d’un dirigeant.
  • Qu’ « il n’y a pas de transformation d’ampleur sans ambition intellectuelle». M. Terrab a prononcé cette phrase devant un parterre de patrons et d’universitaires français lors de la remise du prix accordé au livre qui prenait appui sur la transformation de l’OCP
  • Qu’il est tout aussi essentiel de « nommer les choses et les idées» que d’apporter la preuve du bien-fondé d’une idée par son résultat. C’est ce qui permet d’ancrer une part de ce qui a conduit à ce résultat. Et « nommer » n’est pas « poser une définition ». C’est mettre des mots sur des réalités et sur des façons de penser et d’agir. Des mots qui rapprochent les gens, qui les aident à accorder et mettre en synergie leur façon singulière de penser, et leur capacité individuelle d’agir.
  • Qu’il y a entre la fin et les moyens une relation duale, dialectique et non simplement instrumentale (« les moyens au service d’une fin »). C’est ainsi que l’ambition appelle une transformation, qui elle-même (ré)génère une ambition…
  • Que l’ambition et l’humilité s’accordent et se renforcent mutuellement, jusqu’à devenir les deux faces d’une même pièce. Jusqu’à être aussi l’antidote l’une de l’autre. L’ambition évite à l’humilité d’étouffer la volonté, et l’humilité empêche l‘ambition de devenir hubris.

(2) « Avec » Mostafa Terrab

 

Pascal Croset :       Cher Monsieur Terrab, Merci d’avoir accepté cet échange. 

Mostafa Terrab :   vous me voyez ravi de cette modeste contribution…

 

PC : Je vous propose d’entrer dans le vif du sujet avec une « simple » question : comment a évolué votre conception de votre pratique de la stratégie au fil de ces quinze années à la tête du Groupe OCP ?

MT : Avec le temps, et avec toute l’évolution que nous avons connue, j’ai pris conscience du fait que la stratégie ne doit pas être un sujet restrictif. Ce n’est pas une discipline, encore moins des outils. Ce n’est pas l’un des sujets, elle n’est pas cantonnée à un certain type de questions. L’objet de la stratégie, c’est la vie de l’entreprise. Elle est partout ! Et la destination n’est plus en soi une question. Ou disons, ce n’est plus LA question. Ce n’est plus le sujet. La stratégie n’a pas comme fonction première de nous dire où aller. Il y a quelque chose de fictif à cela, en tout cas si on s’y résume, si on s’y limite. Nous sommes en « strategizing » !

PC : Celui suit votre approche de l’organisation qui, depuis vos débuts à l’OCP est de type « organizing ».

MT : Oui. Nous sommes dans une approche résolument constructiviste. On ne définit pas une stratégie. La bonne stratégie c’est celle que l’on découvre. Pas au sens du voile qu’on lève sur quelque chose d’existant, mais au sens d’une construction progressive.

PC : Dans le fil de cette idée assez ancienne disant qu’il n’y a pas de « one best way »…

MT : Pas tout à fait. Ce n’est pas seulement qu’il n’y a pas un unique et un meilleur chemin, et qu’il faudrait le révéler. C’est aussi que la stratégie ne se trouve pas au bout du chemin, qui serait celui de la réflexion. Elle EST le chemin, elle est « en chemin ». Elle est la découverte, au sens du fait de découvrir, elle n’est pas ce qu’on découvre.

PC : Que dire alors de ce chemin ?

MT : Que c’est l’un des terrains d’expression du management. C’est l’art du mangement. Que c’est ce qu’il reste une fois qu’on s’est débarrassé des outils, dont il ne faut pas être prisonniers, car ils nous ramènent irrémédiablement à cette approche très restrictive que j’évoquais. Ils ont tendance à éteindre les valeurs et les principes qui doivent nous guider sur ce chemin. Or, il ne faut perdre ni le sens et l’intention (Nyia), ni le souffle (Nefs). Du moins si on considère que la stratégie ne vaut que par la capacité de transformation qu’elle génère, qu’elle soutient, on est bien d’accord sur cet axiome de base ?

PC : Oui, on est bien d’accord !

MT : Alors qu’est-ce qui va donner aux gens le souffle d’y aller, si ce n’est d’y trouver une résonance personnelle ? Et cela, les outils classiques nous en éloignent.

PC :  Juste, pour ceux de nos lecteurs qui ne vous connaissent pas, je précise que vous connaissez très bien tous les outils de la stratégie, et que vous avez doté l’OCP de multiples compétences analytiques, que ce soit des marchés, des clients, des systèmes de production…

MT : Oui, il faut connaître les outils, pour mieux savoir s’en servir, ou ne pas s’en servir, savoir jusqu’où s’en servir. L’intérêt de l’outil apparaît lorsque l’on commence à comprendre le réflexe et le geste dont il est la main. L’intérêt du benchmark, c’est de nous rappeler que nous ne sommes pas seul, que les autres sont une source de savoir, ce n’est pas de nous donner des réponses venant de l’extérieur. C’est pourquoi son usage doit être très maîtrisé. L’essentiel, c’est le mode de pensée que l’on élabore, et cela se fait avec les gens de l’entreprise.

PC : vous avez dit « ce qui va donner aux gens le souffle d’y aller » et vous avez parlé de « résonance personnelle ».

MT : Oui, c’est pourquoi dans ce chemin de la réflexion stratégique il doit y avoir la place à la fois pour le cognitif et pour l’émotionnel. Les deux dimensions sont aussi essentielles. Et il est dangereux de se passer de l’une ou de l’autre.

PC : Avec plutôt un risque de voir prédominer la dimension purement cognitive.

MT : Oui et non. Il y a tout un courant de coachs, essentiels par ailleurs, qui poussent à ce que la réflexion soit fondée sur les perceptions. Je leur dis que tout n’est pas représentation, qu’il y a des faits, des réalités qui sont à nommer, ainsi que des façons de raisonner qui fondent tout autant la réflexion que les perceptions et les émotions. Il est stérile et parfois dangereux d’opposer les deux, ou comme je le disais de se priver de l’un ou de l’autre. Il faut un chemin de la pensée stratégique qui les intègre, qui évite ou réduise les dissonances entre le cognitif et l’émotionnel. Car c’est là que nait de la violence, lorsque la tension est trop forte entre le rationnel et l’émotionnel.

PC : Ce qui signifie que ce chemin, cette réflexion stratégique est d’abord et avant tout le fait de personnes ?

MT : Oui. Voilà un an et demi que nous avons repris le travail de réflexion stratégique au niveau de l’équipe de direction, que j’ai pour l’occasion à nouveau élargie. Nous y travaillons beaucoup et ce n’est pas facile.

PC : j’aimerais appuyer ce que vous dites juste là : « ce n’est pas facile »…

MT : Effectivement, ce n’est pas facile. Ce n’est pas facile individuellement, et ce n’est pas facile collectivement. Et rien ne sert d’aller plus vite que la musique. Les questions sont nouvelles, doivent être nouvelles parce que l’entreprise a bougé. Nous devons penser autrement, ouvrir les champs de possibles, et nous devons construire des voies, produire des repères qui guident l’action, qui guident les acteurs. Qui rassemblent également, qui font l’unité d’un Groupe aux multiples activités, un groupe porté par des dynamiques de diversification et par des transformations organisationnelles fortes. Je parle là de l’OCP.

PC : Du coup, et c’est je pense chez vous une constante depuis quinze ans, tout ce travail stratégique, au long cours, ne se traduit pas dans un support unique et figé.

MT : Absolument. La réflexion stratégique produit des éléments structurants et cohérents. Mais elle produit aussi, et régulièrement, des questions nouvelles, ou une nouvelle façon de poser des questions sur des sujets qui sont toujours à l’agenda, comme le fonctionnement de Groupe. Ces nouvelles questions peuvent à la marge faire évoluer certains des repères. On est dans une pensée qui évolue, mais sans vraiment se renier, ou opérer des virages à 180°. Il faut nommer cette pensée qui se construit, mais ne surtout pas la figer.

PC : Je témoigne souvent auprès des gens avec qui je travaille ou que je rencontre du fait que l’OCP est un lieu d’intense réflexion stratégique, mais que c’est aussi l’une des très rares entreprises de cette taille dont on puisse dire que la presque quasi-totalité des collaborateurs connaissent les grandes lignes de la stratégie. Et ce sans qu’il y ait un unique document de communication. Et alors que, comme vous nous le dites, cette stratégie est toujours un objet de travail.

MT : La pensée stratégique doit être partagée, sans quoi elle n’a aucun sens. Lorsque des membres d’autres entreprises nous rendent visite, ce sont souvent des acteurs de terrain qui leur exposent notre stratégie, leur compréhension de notre stratégie, avec leurs mots. Il faut que les acteurs de l’entreprise à tous niveaux aient leur marge d’interprétation, qu’ils aient eux-mêmes une réflexion stratégique. La métaphore qui me vient est celle d’une approche fractale. Mais pour cela il faut que nous soyons nous-mêmes, les équipes dirigeantes, très au clair entre nous.

PC : D’où l’intensité du travail de réflexion stratégique. Son exigence aussi. A nouveau, pour les lecteurs qui ne vous connaissent pas, je dois dire à quel point vous êtes vigilant à la rigueur de la pensée. Ce que j’entends aujourd’hui, c’est que cette rigueur s’exprime dans un cadre qui a lui-même évolué dans sa façon d’appréhender la stratégie. Ce qui inviterait à dire qu’il y a également un chemin de « la méthode », au sens noble. Cette dimension « méta » à laquelle je sais que vous tenez.

MT : Oui, si on pense un objet, un sujet, nécessairement on doit penser la façon de le penser.

*  Nous avons produit deux ouvrages sur l’OCP prenant appui sur notre accompagnement : « L’ambition au cœur de la transformation » Pascal Croset ; Editions Dunod, prix HEC – fondation Manpower 2013 et « L’entreprise et son mouvement » ; Pascal Croset et Ronan Civilise ; Intedyn éditions, 2018. Deux de ces publications sont en libre accès sur www.intedyn.fr/fonction-de-production/

Cette « Rencontre avec… »  exprime un point de vue. Elle est surtout une invitation à en initier d’autres, en prolongement ou en rebond par rapport à cette esquisse. Les réactions et commentaires sont donc les bienvenus…

Téléchargement de la publication