Depuis sa naissance en 1851 en Angleterre, l’America’s Cup suscite les passions. Industriels et milliardaires se sont battus tout au long du XXème siècle pour arracher le trophée, symbole de puissance sportive, économique et technologique. Pendant 132 ans et 25 éditions, elle restera la propriété des américains. Depuis 1983, ce sont les nations de l’hémisphère sud qui dominent la compétition : l’Australie mais surtout la Nouvelle Zélande, avec une double victoire obtenue par le bateau de Peter Blacke, barré par Russell Coutts. A nouveau vainqueur en 2000, Team New Zealand attend de pied ferme le nouveau challenger…

Et pourtant, le 2 mars 2003, pour la 1ère fois dans l’histoire de la Coupe, le defender (tenant du titre) est battu par une nation européenne : la Suisse. Jamais un challenger n’avait auparavant réussi à gagner la course à sa première tentative. Comment un petit pays continental, sans tradition maritime est-il parvenu à cet exploit ?

Bien sûr, de nombreux facteurs, technologiques, financiers, sportifs, … sont à prendre en compte pour expliquer un tel succès. Nous mettons ici l’accent sur la dimension humaine de la conduite du projet et sur l’identification des ingrédients managériaux qui ont permis à une équipe de 100 personnes, représentant 14 nationalités et de multiples domaines de compétences de partager le même rêve et de construire, en moins de 3 ans et en partant de rien, une telle victoire.

La genèse du projet

L’aventure démarre dans la tête d’un visionnaire, Ernesto Bertarelli, dirigeant du laboratoire biotechnologique suisse Serono S.A., mais aussi passionné de voile, propriétaire de bateaux de course et lui-même barreur de compétition. « C’est un rêve d’enfant. Ce qui me fait vibrer, c’est que la Suisse, pays sans mer, puisse ramener la Coupe ». L’ambition est formulée : ce sera la victoire ou rien. L’ensemble du projet sera construit, décliné et nourri par ce challenge.

Au printemps 2000, Ernesto Bertarelli rencontre Russell Coutts, skipper mythique néo-zélandais, vainqueur des deux dernières éditions. Un peu las de son expérience en Nouvelle Zélande, il recherche un nouveau challenge. D’abord méfiant, Russell Coutts développe vite une confiance envers Ernesto Bertarelli, qui se transformera en réelle amitié. Le cœur de l’équipe se constitue alors rapidement. Michel Bonnefous, ami d’enfance d’Ernesto Bertarelli, devient le pilote opérationnel du projet. Brad Butterworth, le tacticien-navigateur et meilleur ami de Russell Coutts, rejoint le trio. L’importance des affinités a été volontairement mise au centre de la démarche de cooptation. Selon Michel Bonnefous, « Nous voulions développer un certain état d’esprit et respecter des valeurs qui nous sont chères. L’intensité et la difficulté des tâches qui s’annonçaient ne pouvaient être surmontées que sur un terreau humain solide ». L’attention portée à la qualité des relations conditionnera le choix des autres membres de l’équipe. « Soit, on se connaissait depuis longtemps, soit le courant est passé très vite. Nous avions 6 mois pour recruter les meilleurs ».

Une core team représentant toutes les compétences nécessaires au projet et partageant le même objectif de la victoire finale s’est rapidement constituée. Chacun de ses membres a été ensuite chargé de recruter sa propre équipe. Pour les marins, la notoriété de Russell Coutts a suscité un effet d’aspiration (conduisant au recrutement du second barreur, Jochen Schuemann, et d’une partie de l’équipage déjà vainqueur de la coupe en 2000). Pour les autres domaines d’expertise, les réseaux personnels, mais aussi le niveau de challenge du projet, ont permis un recrutement rapide et conformes au double enjeu de compétence technique et de qualité relationnelle.

Un autre élément clé de la stratégie de constitution de l’équipe a été de limiter au maximum le nombre de personnes nécessaires, en privilégiant des profils porteurs d’une double compétence, ou au moins d’une double culture : un marin capable de donner un avis technique sur le bateau, un technicien ayant de l’expérience des contraintes de la course maritime, …

Une équipe projet particulièrement diverse

Pour se lancer dans l’aventure de la Coupe de l’America, de nombreuses compétences sont nécessaires. Tout d’abord, la préparation requiert deux équipages complets, soit 32 marins répartis sur deux bateaux de course. Contrairement à d’autres équipes, Alinghi avait choisi de mixer en permanence les équipes, sous la houlette de deux barreurs vedettes. Ainsi, il n’y avait pas une équipe titulaire et une équipe remplaçante a priori. L’ensemble des marins restait impliqué et membre du collectif à part entière, qu’il participe ou non à une course. Ce système de rotation égalitaire est inhabituel dans le monde de la voile, où les hiérarchies sont généralement bien établies et relativement rigides. « Etant donné la durée particulièrement longue du projet, depuis la préparation (2 ans) jusqu’à la compétition finale (qui dure 5 mois), il était essentiel pour nous de créer un collectif où les blessures, méformes et autres aléas pouvaient être compensés instantanément. Dans l’édition 2000, les finalistes sont arrivés épuisés physiquement et moralement pour la phase finale. Ils n’avaient pas anticipé d’aller aussi loin ». (Russell Coutts). Autour des navigateurs, on trouve des scientifiques, des constructeurs, des juristes, des informaticiens, des experts en communication, des préparateurs physiques, des météorologues, et des logisticiens. L’équipe projet a également intégré des contributeurs extérieurs (industriels, sponsors, …), surtout dans les phases amont, où des expertises très pointues étaient nécessaires. Par exemple, des étudiants de l’école polytechnique de Lausanne ont participé au travail sur le bateau.

Cette diversité des compétences requises a entraîné, au début du projet, une dispersion des localisations, pour profiter de l’apport des meilleurs experts, où qu’ils soient dans le monde. Pendant près d’un an, l’administration, le marketing et la communication étaient localisés à Genève, les équipes techniques de design des bateaux à Vevey, les essais de la coque du bateau se sont effectués au Canada, les mâts ont été construits sur la côte Est des Etats-Unis, les voiles au Nevada, … alors que les marins étaient particulièrement mobiles, en fonction des compétitions de préparation auxquelles ils participaient. Systématiquement, un membre de la core team était sur place, garant de la coordination et de la logique d’ensemble.

Le team Alinghi était donc composé de 14 nationalités. L’anglais était utilisé comme langue commune, mais par souci d’efficacité, les sous-équipes n’hésitaient pas à revenir localement et ponctuellement à leurs langues maternelles, (français et allemand) chaque fois que c’était possible. Il s’agissait d’un modèle souple de communication, avec une capacité collective à passer d’une langue commune à du multi-linguisme local, de façon pragmatique et efficace.

Un style de management « à la Suisse »

Ernesto Bertarelli s’est largement appuyé sur Michel Bonnefous et Russell Coutts pour le pilotage sportif et opérationnel du projet. Il a ainsi privilégié un mode délégatif sur le « comment faire », sachant qu’il a toujours été très directif sur l’objectif et le cadre (« le quoi faire »), en ne manquant pas une occasion de rappeler que la seule issue possible était la victoire finale. Dans ce contexte, le style personnel d’Ernesto Bertarelli a fortement influencé la diffusion d’un certain état d’esprit au sein de l’équipe, en privilégiant la coopération et l’ajustement mutuel. Une fois le cadre fixé, et rappelé de façon régulière, Ernesto Bertarelli se définissait comme étant « au service des différents spécialistes », pour prendre des décisions, résoudre des problèmes ou débloquer des situations difficiles, quand il le fallait. Reconnu par tous comme quelqu’un de très accessible, tout le monde dans l’équipe a pu le côtoyer sans barrière particulière. Cette posture a joué comme effet d’exemple. La communication directe, la résolution de problème rapide, la discussion et le débat, la capacité à apporter des suggestions, … sont devenues rapidement des pratiques partagées. Cette absence de rigidité s’est avérée essentielle, dans un contexte de recherche d’excellence et d’amélioration continue sur un projet complexe, inédit et particulièrement incertain. De plus, l’opportunité d’interagir en direct avec des gens comme Ernesto Bertarelli ou Russell Coutts a été pour beaucoup une source de valorisation. Ils étaient également tous les deux les symboles du projet vis-à-vis de l’extérieur, représentant Alinghi dans l’environnement et jouant le rôle de tampon entre les acteurs économiques, politiques, sportifs, la presse… et l’équipe en back-office.

Enfin, le charisme personnel et la passion d’Ernesto Bertarelli ont insufflé un surplus d’énergie qu’il a pu communiquer à l’équipe, à des périodes clés.

Quels ingrédients pour construire un collectif ?

Comment faire converger les actions d’une équipe réunissant 14 cultures et des corps de métiers aussi différents que des administratifs, des experts en marketing, des logisticiens, des ingénieurs, des météorologues, des juristes, … et des marins, souvent réputés pour leur individualisme ?

Le monde du sport réfléchit depuis très longtemps aux conditions nécessaires pour développer des équipes performantes. De nombreux exemples d’équipes de sports collectifs composées des « stars » achetées à prix d’or mais qui n’arrivent pas à jouer ensemble ont démontré l’importance du développement des complémentarités et de la synergie entre les acteurs.

Le team Alinghi a fonctionné comme une sorte de « plateau projet géant », avec des relations de proximité très fortes entre l’ensemble des personnes. Tout le monde se trouvait physiquement côte à côte et très vite, l’ensemble des cent coéquipiers se connaissait et se reconnaissait, de la secrétaire au skeeper. Particulièrement lors de la deuxième phase du défi, alors qu’Alinghi avait acquis le statut de challenger et avait pu regrouper toute son équipe sur le plan d’eau où se situeraient les épreuves finales. Des rituels ont été mis en place pour favoriser cette connaissance mutuelle : les petits déjeuners réunissaient, au même moment, tous les jours, l’ensemble des cents personnes. Le staff administratif ou marketing participait au chargement des bateaux au départ des entraînements, tandis qu’une cloche annonçait le retour, le soir. Le « coup de main » donné aux marins pour décharger et rentrer les bateaux était plus que symbolique : de nombreux commentaires, impressions et questions étaient échangés de façon informelle et permettaient aux équipiers « supports » de se sentir un peu plus proches des marins.

Les marins ont souvent de fortes personnalités, et le circuit de la voile de compétition encourage les comportements individualistes et mercenaires. Il a fallu que les autres métiers comprennent et pénètrent ce monde fermé pour faire réaliser aux marins, en retour, combien les fonctions supports étaient nécessaires à leur performance en mer. « Nous avons appris à travailler sous forme de prestation de service sur-mesure pour les marins, pour répondre de façon performante et rapide à leurs demandes. Les marins ont découvert peu à peu combien on leur était indispensable, et ont appris de plus en plus à s’appuyer sur nos ressources. C’est cette capacité à intégrer et prendre en compte les exigences des autres qui ont permis de faire converger les efforts ». « Dans les autres équipes, la séparation entre les navigants et les sédentaires était plus marquée, avec tout le cortège d’incompréhension, de malentendus et de procès d’intention qui vont avec ».

Le profil de double compétence de la plupart des membres d’Alinghi a facilité les échanges et les interdépendances. Par exemple, contrairement à d’autres écuries comme celle d’Oracle BMW Racing (Le bateau américain, qui avait le plus gros budget de la compétition), où 30 designers ont livré aux marins un bateau clé en main, l’équipe navigante d’Alinghi s’est fortement impliquée dans la conception du bateau.

D’ailleurs, plutôt que de concevoir un bateau, la stratégie a été de racheter un bateau néo-zélandais déjà existant : le be happy, qui a été complètement reconfiguré. L’objectif n’était ni de faire des économies ni d’aller plus vite, mais bien de créer un espace de dialogue entre toutes les parties prenantes concernées (infrastructure, ingénierie, spécialistes de la coque, des voiles, marins, …) autour d’un objet déjà existant, et qui matérialisait déjà le rêve final bien plus que n’auraient pu le faire un plan ou d’autres raisonnements dans l’abstrait. Des expérimentations concrètes devenaient possibles très en amont, ce qui a permis d’accroître la qualité de l’exploration, avant de figer des choix. Selon Rolf Vrolijk, le designer : « on a attendu le plus tard possible pour prendre les décisions définitives touchant la structure du bateau. On s’est donné un maximum de temps pour les études ». Ainsi, le bateau a été rapatrié très vite en Suisse et est devenu le point d’attraction et de convergence du travail collectif. Sa transformation quotidienne concrétisait l’avancée du projet.

Par nature, un projet est une situation de forte incertitude. L’immobilisme dans les projets est un ennemi redoutable, qui laisse la part belle aux doutes, questionnements et incertitudes de toute sorte. En cela, la pression des échéances est une arme précieuse. Ainsi, l’équipe s’est engagée dans deux fois plus de compétitions de préparation que ses adversaires. Le séquencement des compétitions de préparation a constitué, tout au long du projet, un chaînage de jalons naturels, avec chaque fois une montée en puissance de l’énergie collective. Tout cela sans perdre de vue la compétition ultime : l’America’s Cup, précédée de la Coupe Louis Vuitton.

Dans cette perspective, toutes les défaites en compétitions préparatoires ont été relativisées par rapport à l’objectif final, et donc dédramatisées. L’essentiel pour l’équipe était de tirer des enseignements de ces défaites intermédiaires, pour progresser et passer à une étape suivante, vers le but final. Selon Christian Karcher, « nous nous sommes fixés un niveau d’exigence très élevé dans tout ce que nous faisions dès le début du projet, afin d’identifier nos erreurs et insuffisances le plus tôt possible, pour ne pas les refaire ». Cette façon de relativiser les évènements et de créer des effets cliquets d’apprentissage est devenue une vraie force collective du team Alinghi.

Une autre caractéristique de l’équipe Alinghi, outre son professionnalisme, a été son enthousiasme, relayé par l’ensemble de ses membres, pendant plus de deux ans. Le parcours sportif de l’équipe a été jalonné de nombreux succès, très tôt, la plupart modestes, mais avec une fréquence élevée. De même, le travail des équipes techniques et administratives a toujours débouché sur des étapes clés, visibles et reconnues en tant que tel : installation sur la base d’Auckland, 1ère mise à l’eau du bateau de course, … La victoire finale dans l’America’s Cup s’est construite, solidifiée et diffusée au fil du temps, au fur à mesure des petits succès, dans une sorte de spirale vertueuse de la victoire, proche du phénomène de prophétie auto-réalisatrice par lequel la croyance dans le succès conditionne effectivement le succès futur. Selon Russell Coutts : « nous avons créé de l’ambition dans l’équipe suisse. L’inexpérience n’est pas une excuse ! ».

L’impact de l’environnement a également contribué à renforcer la solidarité au sein de l’équipe. Alinghi n’était pas le bienvenu à Auckland. Russell Coutts, héros du sport néo-zélandais, était traité de déserteur, les Suisses de mercenaires. Une campagne délétère, voire extrémiste, au fort accent nationaliste a été orchestrée par la presse et les sponsors de team New Zealand, qui se sont fait les représentants de tout un peuple. Cet environnement ressenti comme hostile a renforcé l’esprit d’équipe, suscité des solidarités et créé un challenge supplémentaire pour le projet et ses acteurs.

Cependant, une telle dynamique unitaire n’est pas sans risque. Plus le collectif est fort et soudé, plus les risques d’enfermement et de repli sur soi sont élevés. Dans un contexte de rythme de travail intense et de fort engagement personnel pendant une longue période, l’appartenance exclusive à une équipe peut fragiliser les individus. Pour faire face à ce risque, toutes les familles des membres de l’équipe pour qui c’était possible ont été invités à Auckland et résidaient sur le site Alinghi. Régulièrement, des fêtes, des visites, des rencontres étaient organisées pour favoriser l’échange avec le monde extérieur. L’aménagement des locaux lui-même a été conçu avec le souci de ne pas isoler l’équipe de l’extérieur. Alinghi a jeté un pavé dans le monde très fermé de l’America’s Cup en inventant le concept du dream box, un grand bâtiment sans cloison, orienté vers la ville, avec une zone ouverte au public, permettant ainsi aux visiteurs de voir l’équipe s’entraîner, regarder les bateaux, disposer d’un espace loisir, …

La victoire, et après ?

Les projets sportifs, comme la plupart des situations évènementielles sont généralement tendus vers une issue qui marque à la fois l’apogée des efforts… et la sanction du résultat, victoire ou échec.

Il s’agit d’une situation typique de contexte à forte implication, qui rend critique le risque de l’après projet, quelle qu’en soit l’issue. En cas de défaite, l’enjeu est de se remettre d’une déception qui aurait été à la hauteur du niveau d’engagement. A l’inverse, plus un objectif à fort challenge a été atteint, plus difficile il semble pour l’équipe de se définir un autre projet. « Il est plus facile de gravir les échelons que de s’y maintenir », dit-on parfois dans le monde du sport. La génération de nouveaux projets et la recombinaison des compétences au sein d’entreprises habituées à fonctionner en mode projet sont peut-être plus aisées, mais les défis restent entiers.

Nous espérons que ce court récit pourra apporter quelques éclairages et inspirations à ceux qui relèvent ces défis. Il n’y a pas de leçons générales à tirer de ce récit. Juste des enseignements, et c’est au lecteur lui-même de les formuler, en écho à sa situation particulière, à son expérience et à ses convictions. N’hésitez pas à mettre ces enseignements à votre tour en partage au travers de commentaires…

Auteur : Thierry PICQ

Ce « Récit inspirant » (un des formats de publication d’Intedyn Review) exprime un point de vue. Il est surtout une invitation à en initier d’autres, en prolongement ou en rebond par rapport à cette esquisse. Les réactions et commentaires sont donc les bienvenus…

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